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Ce que l’Afrique nous apporte

Professeur et artiste plasticien Teemu Mäki passait un séjour à Villa Karo en tant qu'artiste en résidence en automne 2003 et en tant qu’artiste invité au printemps 2009.

Traduction en français par Anni Nieminen

 

Près de 700 artistes et personnalités culturelles finlandaises ont déjà visité la résidence d'artistes de Villa Karo au Bénin.

Quels sont les avantages et les inconvénients de ce phénomène?

Eh bien, les artistes finlandais se sont surtout amusés. Presque tout le monde se dit très inspiré au cours de son séjour. Cependant, comme le projet est précisément un projet artistique et non une destination de vacances, cela ne suffit pas. Il faut se demander à quel point l'argent, le temps et les efforts ont-ils valu la peine pour l'art, les artistes et les habitants locaux?

Le sceptique note que seul un petit pourcentage d’artistes en résidence est reconnu. Et demande s'il y a du bon art réalisé à Villa Karo qui autrement n'aurait pas été fait? Si tel est le cas, pourquoi les descriptions et les commentaires de voyage des artistes qui y sont venus semblent-ils souvent si insensés? Ça semble toujours être un paradis, un choc culturel, une rencontre avec la «vraie Afrique», l'authenticité des rituels vodou (taillés pour les touristes, bien sûr), l'ouverture de l'africanisme (un continent avec 53 États et plus de mille langues, «s'ouvre» aux certains dans deux semaines!), la faune, la merveille des enfants qui rient et celle des couchers de soleil, des jupes de roseau et une «primauté» courageuse comme dans les récits de voyage de l'époque coloniale, où une dame pâle dans son chapeau de soleil voit tous les noirs comme des personnes très proche de la nature.

Et qu'est-ce que l'Afrique a obtenu de Villa Karo? La Villa Karo et ses hôtes ont, jusqu'à présent, utilisé services de la région de Grand-Popo d'une valeur de près de 800 000 euros. Pour un petit village africain, bien sûr, c'est beaucoup, et les affaires créées ou intensifiées par Villa Karo sont probablement bonnes, en d'autres termes, elles ne sont pas dégradantes ou écologiquement destructrices pour la culture locale. Cependant, le sceptique déclare que cela n'aurait pas nécessité de faire des allers retours des artists, tout comme il aurait été possible d'acheter et d'importer simplement presque n’importe quels produits béninois avec le même montant –  avec l'argent d'une association ou bien avec celui de la Finlande. L'effet sur les entreprises et l'emploi aurait été le même, avec un impact environnemental moindre du transport aérien.

Maalaus Yvettestä.

Le portrait d'Yvette Odjo par Teemu Mäki

Et dans quelle mesure ces allers retours ont-t-ils été bons pour nous, la Finlande et l'Europe, et avec quelle efficacité? Où est le sens artistique d’aller au bout du monde? Pourquoi tous ces tracas si la seule récompense est pour les artistes de voyager dans l'inaccessible du monde de l'art pour se produire dans des conditions difficiles? Serait-ce aussi formidable si, par exemple, les Brésiliens installaient une résidence à Enontekiö (Laponie), y construisaient leurs propres trucs d'art pour les ramener chez eux, ce dont les locaux se foutraient complètement?

Il est donc difficile de convertir un sceptique de la Villa Karo. Cependant, si Villa Karo voudrait se défendre, comment répondre à ces doutes ?

On pourrait, bien sûr, dire que Villa Karo est avant tout un projet privé, pas un gaspillage de l’argent de l’État, mais cet argument reste une simple défense un peu sombre («à chacun son droit de gaspiller son argent comme il veut») alors qu’on devrait trouver des arguments plus puissants et courageux. Si on continue ce jeu de la défense, alors on peut souligner que l'impact positif de Villa Karo sur l'économie et la vie locale a été notable précisément parce que les activités de résidence ont tellement augmenté la demande ainsi que la consommation locale. Ceci est essentiel car la stimulation de la demande et de la consommation locale est beaucoup plus importante pour le développement économique des pays dits en développement que l'accélération du commerce extérieur. L’enrichissement local en Grand-Popo causée par Villa Karo en est une excellente preuve.

Cependant, l'importance la plus remarquable du projet Villa Karo pour l'art, la Finlande, l'Europe et le monde ne sera révélée que lorsque nous nous éveillerons à l'impossibilité de notre propre mode de vie. Nous sommes dans une impasse, qui peut être décrite même avec ces trois déceptions concrètes:

La faim n'est même pas la cause la plus courante de décès et de formes de souffrance, mais dans le monde que nous avons créé et gouverné, les gens meurent toujours de faim au même rythme que ceux qui sont morts à la guerre pendant la Seconde Guerre mondiale - environ 26000 personnes chaque jour.

Si tous les peuples du monde consommaient autant de ressources naturelles que les Finlandais, environ quatre planètes et demie seraient nécessaires pour satisfaire les besoins de l'humanité. Au niveau de la consommation estonienne, quatre globes suffiraient. Par contre, au niveau de la consommation américaine, environ six globes seraient nécessaires. Si, au contraire, tout le monde vivait comme une personne Indienne moyennement vit, la moitié de globe suffirait à l'humanité.

Selon les enquêtes sur le bonheur, nous, les Finlandais, ne sommes pas significativement plus heureux ou plus satisfaits que les Béninois. C'est embarrassant, car le produit national brut d'un Finlandais est soixante-six fois plus élevé que celui d'un Béninois. En plus, un Finlandais vit plus de vingt ans de plus qu'un Béninois.

Nous avons peut-être quelque chose à donner au Bénin, mais il faut encore plus apprendre là-bas, car les Béninois ne sont pas parvenus à une impasse comme nous.

Il est, bien entendu, audacieux de dire que le peuple béninois est aussi heureux que nous, car en Afrique, un voyageur européen rencontre beaucoup de gens optimistes ou désespérés qui demandent si le voyageur pourrait de quelque manière l’aider à s’installer en Europe. Pourtant, je soutiens qu'un Béninois n'est au moins pas plus malheureux qu'un Finlandais. Et c'est exactement cette pensée sur laquelle les gens qui ont séjourné à Villa Karo se trouvent probablement d'accord, c'est-à-dire le fait que les habitants de Grand-Popo semblent toujours être de bonne humeur.

Cependant, mon affirmation à propos du bonheur est basée non seulement sur mes propres expériences ou sur les jugements subjectifs des autres, mais aussi sur la recherche scientifique. C’est la New Economics Foundation qui gère le Happy Planet Index et un groupe de recherche dirigé par Ruut Veenhoven de l'Université Erasmus de Rotterdam, qui gère la base de données mondiale du bonheur. Dans leurs études, la satisfaction des Béninois à l'égard de leur vie sur une échelle de 1 à 10 va de 5,4 à 6,87 et celle des Finlandais de 7,7 à 7,85.

Dans les statistiques globales de l'indice Happy Planet, qui prennent en compte non seulement la satisfaction et le bonheur des personnes, mais aussi l'espérance de vie et l'empreinte écologique et tentent ainsi de créer une sorte d'image globale du bien-être de la vie de différentes personnes, le Bénin se place légèrement mieux que la Finlande - 40,1 points tandis que la Finlande en a 37,4. Dans une comparaison écologique, cependant, le Bénin vainc finlandaises (d’une façon éclatante), car l'empreinte écologique d’un Finlandais est sept fois plus grande que celle d’un Béninois.

En ce qui concerne la satisfaction en vie de base légèrement plus élevée des Finlandais que celle du Bénin trouvée dans ces études - est-elle due au fait que les Finlandais sont 66 fois plus aisés que les Béninois? À peine. Il est plus probable que si les Finlandais sont en quelque sorte plus satisfaits que les Béninois, c'est parce que les différences de revenus en Finlande sont nettement plus faibles qu'au Bénin. En plus, faut pas oublier le fait que le sida et la mortalité infantile sont rares en Finlande et courants au Bénin.

Nous n'avons donc aucune raison pour être arrogant et il n’y a aucune place pour l'isolement. Bien sûr, ça fait parfois du bien d’aller loin de chez soi, de prendre de la distance, de voir ce que ça fait d’être en dehors de sa propre bulle, mais il est particulièrement important maintenant – donné que non seulement l’art mais aussi notre bulle manquent d’oxygène. Nous devons nous familiariser avec des modes de vie matériellement pauvres mais riches en qualité de vie et écologiquement durables avant qu'il ne soit trop tard.

Bien sûr, nous devons donner. Nous avons de l’expertise en santé publique, un système éducatif efficace, de la recherche scientifique, aussi bien que du savoir-faire en purification de l'eau, en gestion des déchets et en technologie de traitement des données et plus encore. Ces connaissances et compétences devraient être diffusées, comme le suggère Eero Paloheimo dans son livre This is Africa (WSOY 2007). Le message du livre est terne d'un côté et idéaliste de l'autre. Selon Paloheimo, l'aide au développement comme elle est aujourd’hui doit être arrêtée, car elle est principalement consacrée à la bureaucratie et à la corruption. Au lieu de cela, on doit la multiplier par dix ainsi que recréer le concept de l’aide au développement pour réhabiliter l'éducation de base et universitaire des Africains.

Je suis pour, mais je voudrais demander dans le même souffle: une éducation de base et universitaire au top de niveaux mondiaux suffit-elle? Après tout, cela n'a pas non plus fait de nous les plus heureux, les plus empathiques ou les plus écologiques du monde - surtout en matière d'écologie - bien au contraire. Cela est en partie dû à des erreurs dans les priorités éducatives, au fait que certaines des connaissances que nous apprenons sont inexactes ou dépassées et que la vision du monde qui se dégage de cet ensemble d'informations est gravement trompeuse. Comparée à notre puissance dans savoir-faire économique et informatique, nous avons du mal dans notre vie émotionnelle souvent banale. Il nous manque également un vrai éclat et compréhension de créer et tester des valeurs. Ainsi, notre soi-disant éducation supérieure ne serait une véritable éducation supérieure que si elle prenait la philosophie, la politique et l'art au moins aussi sérieusement qu’elle maintenant prend l’économie et la technologie.

J'écris ce texte en Finlande la veille de Noël. C’est le plus sombre et le plus dommageable de nos jours, notre climat annuel autodestructeur. L’ironie se trouve dans le fait qu'une grande partie ou même la majorité de ceux qui assistent à cette fête de consommation en connaissent sa destruction écologique, mais considèrent toujours qu'il est de leur devoir de participer, car il est censé être nécessaire pour faire tourner les roues de l'économie ou la satisfaction des enfants gâtés.

En raison de notre statut d’aujourd’hui, nous avons également une mission au Bénin. Son contenu et son message sont: "Ne faites pas ce que nous avons fait!" L'exhortation est nécessaire car les Béninois riches ont l’habitude de copier la culture marchande occidentale et le charme de la consommation. La plupart des Béninois savent être aussi heureux que nous sans notre capacité à consommer, mais ce n'est pas parce qu'ils ont d'abord atteint notre capacité à consommer et l'ont ensuite perçue comme mauvaise et abandonnée, mais parce que pour diverses raisons, ils n'ont jamais eu de chance pour l’atteindre. Si la planète était illimitée, il serait peut-être juste que chaque Béninois et Chinois essaie d'abord le mode de vie américain-européen et décide ensuite s'il aime bien ou non. Cependant, parce que la planète a des limites - une capacité de charge que nous avons déjà dépassée - elle ne peut pas permettre cet essai. Par conséquent, les visiteurs de Villa Karo devraient représenter la dissidence et la contre-culture occidentales, dire et montrer qu'aujourd'hui de plus en plus d'Européens refusent les délices du capitalisme de consommation, à la fois pour la qualité de vie et l'écologie.

Villa Karo est-elle à la hauteur de ces grands défis? On ne sait pas encore, car son trajet n’a que commencé et les réalisations ne viennent que de démarrer.

 

 

 

En tout cas, j'espère que d'autres suivront l’exemple de Villa Karo. Par exemple, l’Université de l'économie, de la technologie et de l'art Aalto, où je suis professeur, pourrait entreprendre des projets dans la région de Grand-Popo et en coopération avec l'Université de Cotonou.  Cela serait dans l'esprit de Paloheimo, et d’une manière plus équilibré que le système éducatif finlandais - civilisant et prenant en compte en particulier les valeurs et la douceur de vivre dans une démarche d'enquête ouverte et autocritique – j’espère.

Et Villa Karo? Sa force, son grand avantage et sa promesse continueront d'être que l'interaction interculturelle s'y déroule précisément à travers l'art, car c’est dans l'art plus que dans toute autre entreprise, qu’on se concentre sur la réflexion des questions les plus difficiles comme: «Qu'est-ce qu'une bonne vie?» C'est la question la plus fondamentale des valeurs auxquelles la science et l'économie, du moins, ne peuvent pas répondre seules. C’est pour cette raison que l'art et la philosophie artistique sont également essentiels.

Sources:

  1. Selon les statistiques du Fonds monétaire international, le PIB nominal du Bénin par habitant en 2007 était de 708 et le produit intérieur brut (PIB PPA) ajusté au pouvoir d'achat de la Finlande de 46 856 dollars, qui correspond principalement au pouvoir d'achat moyen des citoyens sur le marché intérieur. 1 547 au Bénin et 35 349 dollars respectivement. Source: FMI / Fonds monétaire international, base de données des Perspectives de l'économie mondiale, octobre 2008: Liste des pays du PIB nominal. Données pour l'année 2007, http://www.imf.org/external/pubs/ft/weo/2008/02/.

 

L'espérance de vie d'un Finlandais en 2008 est de 78,82 ans et celle d'un Béninois de 58,56 ans. Source: Agence centrale de renseignement des États-Unis, CIA World Factbook 2008, https://www.cia.gov/library/publications/theworld-factbook/.

 

  1. New Economics Foundation / Nic Marks, Andrew Simms, Sam Thompson et Saamah Abdallah: The Happy Planet Index: An Index of Human Well-Being and Environmental Impact, 2006, http://www.neweconomics.org.

 

Ruut Veenhoven: base de données mondiale sur le bonheur, résultats de la distribution dans les nations, 2000–2005, Université Erasmus de Rotterdam, www.worlddatabaseofhappiness.eur.nl.

 

  1. L'indice de Gini de la Finlande est de 26, celui du Bénin de 36,5. L'indice mesure l'ampleur des inégalités de revenu sur une échelle de 0 à 100, où 0 représente une distribution paire absolue (tous ont le même revenu), 100 distribution inégale absolue (une pour tous les revenus, l'autre pour rien). Ainsi, les différences de revenus en Finlande sont nettement plus faibles que les différences de revenus au Bénin - mais il est également bon de savoir que les différences de revenus au Bénin sont nettement plus faibles que les différences de revenus au Nigéria (GINI 43,7) ou aux États-Unis (GINI 45). Source: CIA World Factbook 2008, https://www.cia.gov/library/publications/the-world-factbook/.

 

Mortalité infantile En Finlande, seuls 4 (4 enfants nés sur 1 000 meurent avant l'âge de 5 ans), mais au Bénin jusqu'à 148. L'infection à VIH représente moins de 0,1% de la population en Finlande et plus de 1,9% au Bénin. Sources: UNICEF (http://www.unicef.org/statistics/index_countrystats.html) et Rapport sur la santé dans le monde 2005 de l'OMS, http://www.who.int/whr/2005/en/.